Tout récemment, Le Méridien est devenu le « Tahiti Ia Ora Beach Resort managed by Sofitel » sans changement de propriétaire. Tendance très actuelle en Polynésie française, retrouvez l'analyse de Jean-Claude OULÉ dans ce billet.
L’évolution de la propriété des hôtels et des enseignes en Polynésie française : une parfaite illustration de la stratégie des groupes hôteliers mondiaux
Tout récemment, Le Méridien est devenu le « Tahiti Ia Ora Beach Resort managed by Sofitel ». La même chaine Sofitel avait précédemment vendu les murs de ses hôtels de Moorea et Bora Bora à Frederick Grey tout en continuant de les gérer (opération de « management back »). Plus tôt encore, le Sheraton était devenu Hilton sans changer de propriétaire. À Bora Bora, plusieurs chaines avaient été pressenties pour gérer les derniers hôtels construits ; finalement, ce sont le Four Seasons et The St. Régis qui ont été choisis par les propriétaires.
On l’aura compris, les hôtels n’appartiennent plus aux enseignes qu’ils affichent. Ceci n’a pas toujours été le cas dans de telles proportions, c’est le résultat de l’évolution de la stratégie des groupes hôteliers vers un modèle économique « asset light », signifiant que les groupes ne sont pas propriétaires des murs des hôtels qu’ils gèrent ou avec qui ils sont liés par un contrat de franchise.
L’hôtellerie de chaine est devenue un « fee for service business » : le chiffre d’affaires des chaines hôtelières n’est pas constitué par le prix des chambres facturées aux clients mais par les redevances (fees) que paient les propriétaires pour utiliser l’enseigne et l’ensemble des services qui lui sont associés.
Cette stratégie asset light désormais adoptée par tous principaux groupes mondiaux peut s’analyser en empruntant à la théorie des ressources et compétences et à la théorie financière.
Concentrer les ressources sur les actifs « métier »
Initiée par Penrose (1959), la théorie des ressources considère que les compétences et capacités de la firme peuvent être conçues comme un ensemble de savoirs différenciés, d’actifs spécifiques et de routines qui forment la base d’un avantage soutenable dans une activité particulière (Hamel et Prahalad, 1990).
Initialement, c’est la rareté des ressources financières qui aurait justifié le recours à la franchise pour développer un réseau. Par exemple, Holiday Inn s’est développé très rapidement pour suivre la croissance de l’économie américaine et de son réseau autoroutier. Sans les ressources financières apportés par les centaines de franchisés qui ont financé la construction des hôtels, son développement aurait été limité par ses capacités d’autofinancement et d’endettement. Pour McDonald, les franchisés ont apporté des ressources financières mais aussi managériales. Sans les centaines de franchisés qui investissaient leur propre argent et manageaient leur propre affaire, la firme n’aurait pas trouvé les ressources managériales en recourant à des directeurs salariés car les coûts de contrôle auraient été trop élevés[1].
Plus récemment, Sébastien Bazin, PDG d’AccorHotels, justifie la cession des murs d’hôtels qui appartenaient encore au groupe par la nécessité d’investir les ressources financières ainsi obtenues dans le numérique, le big data qui sont désormais au cœur du modèle économique de l’hôtellerie[2].
Parmi les groupes qui étaient propriétaires d’une partie de leurs hôtels, Marriott initie l’évolution vers l’asset light dès 1993, Starwood et Hilton suivront et plus récemment Accor qui finalise en 2018 la cession des murs à HotelInvest. Chez Accor, le processus est engagé depuis quelques années et la cession des murs des Sofitel de Moorea et de Bora Bora s’inscrit dans cette évolution du modèle économique. Bien sûr, les groupes cherchent à conserver la gestion de ces établissements pour générer des redevances, leur principale source de revenus.
Désormais, les groupes hôteliers concentrent leurs ressources sur leurs actifs « métier », aujourd’hui essentiellement immatériels : on vend les « bricks » pour investir dans les « brains ».
Clarifier le couple rentabilité-risque
La théorie financière et la financiarisation de l’économie et des entreprises qui en a découlé apportent également des éléments d’explication très convaincants à l’évolution de la stratégie des groupes hôteliers vers l’asset light.
Jusqu’aux années 1970, l’actionnariat des entreprises était relativement stable. Peter L. Berstein[3] explique que « acheter pour conserver était la règle et les institutionnels ne modifiaient que lentement la composition de leur portefeuille ». Par la suite, l’économie mondiale va se « financiariser » sous l’effet de deux évolutions :
- Les avancées de la théorie financière vont influencer les critères de décision des investisseurs en situant le couple rentabilité-risque au cœur des stratégies d’investissement : la rentabilité doit être proportionnelle au risque pris.
- Parallèlement, se constituent de puissants fonds de pension et d’investissement qui gèrent les cotisations des futurs retraités des pays ayant opté pour un régime de capitalisation. Ces fonds de pensions vont entrer dans le capital de la plupart des grandes entreprises et devenir de puissants actionnaires exigeant une rentabilité correspondant au risque qu’ils estiment prendre.
Pour les gestionnaires de portefeuilles des fonds de pension et d’investissements, ce n’est pas aux entreprises de diversifier le risque. Ils souhaitent que chaque entreprise soit un « pure player » qui évolue dans une activité parfaitement identifiée par un couple rentabilité-risque. C’est ce qui a conduit les grandes entreprises à se spécialiser dans un seul métier. A défaut, les actionnaires vont exiger une rentabilité correspondant à l’activité la plus risquée, ce qui aura pour effet d’augmenter le coût des ressources financières pour l’activité la moins risquée, de compromettre ses résultats et donc son développement. Cette logique a été étendue aux actifs immobiliers : un groupe hôtelier qui possède les murs de ses hôtels gère en fait deux activités aux yeux des investisseurs, une activité immobilière plutôt peu risquée et une activité hôtelière caractérisée par une forte sensibilité aux cycles économiques et, de ce fait, considérée comme risquée. Le coût des ressources du groupe sera celui des actifs risqués alors que les actifs non risqués ne pourront pas produire la rentabilité attendue. Supposons que les investisseurs exigent 8% de rentabilité des actifs immobiliers et 15% des actifs hôteliers en raison des niveaux de risques respectifs. Si chaque activité est exercée séparément, les actifs seront financés au coût qui correspond à leur risque, sinon, dans le cas d’actifs mixtes, c’est l’activité la plus risquée qui détermine le coût des ressources.
Pure player
Secteur immobilier
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Pure player
Opérateur hôtelier
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Groupe hôtelier propriétaire des murs
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Actifs
immobiliers
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Coût des ressources
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Actifs
hôteliers
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Coût des ressources
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Actifs mixtes
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Coût des ressources
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100
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8% de 100
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100
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15 % de 100
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200
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15% de 200
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Dans la situation du groupe hôtelier propriétaire des murs, les ressources coutent 15% alors qu’une partie des actifs ne peut rapporter que 8%
Les groupes hôteliers ont donc intérêt à se séparer de l’immobilier pour clarifier le couple rentabilité risque de l’activité hôtelière.
Le modèle de revenu basé sur les fees et non sur le résultat permet par ailleurs de réduire le risque perçu par les investisseurs. Le risque est mesuré, entre autres, par la volatilité (l’irrégularité) des résultats, raison pour laquelle toutes les entreprises cherchent à lisser leurs résultats. Par exemple, les modèles économiques Nespresso ou celui des imprimantes ont permis de générer des flux de revenus réguliers et parfaitement prévisibles par la vente de consommables et de réduire ainsi la volatilité des résultats de ces activités. Le modèle asset light a le même objectif : lorsqu’un opérateur est propriétaire d’un hôtel, sa rémunération est le résultat de l’hôtel ; s’il est seulement opérateur ou franchiseur, sa rémunération est en grande partie calculée en pourcentage du chiffre d’affaires (5% du chiffre d’affaires en moyenne pour la franchise en hôtellerie). Dans le second cas, si le résultat de l’hôtel est négatif, l’opérateur sera malgré tout rémunéré car le chiffre d’affaires reste positif.
Le modèle asset light permet de clarifier le couple rentabilité risque de l’activité d’opérateur hôtelier et de réduire la sensibilité des résultats des groupes hôteliers aux aléas conjoncturels.
Les groupes hôteliers mondiaux, dont le leader né de la fusion de Marriott et de Starwood gère désormais plus d’un million de chambres dans le monde, ont vu leur modèle économique évoluer sous l’effet de la mondialisation, de la financiarisation et de l’importance croissante de l’immatériel. Ils ont concentré leurs ressources sur les actifs métier en se séparant de l’immobilier et développé un modèle de revenus fondé sur les services rendus aux propriétaires des hôtels. Pour Sébastien Bazin, PDG du groupe AccorHotels[4], ce modèle évoluera encore, les groupes hôteliers ayant pour ambition d’être des opérateurs globaux du voyage et du « hospitality » en proposant leurs services aux voyageurs qui ne logent pas dans les hôtels du groupe. Par exemple, les touristes venant en Polynésie française peuvent bénéficier des services du leader mondial de la conciergerie John Paul qui appartient au groupe AccorHotels quel que leur mode d’hébergement. Les plateformes de réservation que gèrent les groupes hôteliers pourraient également s’ouvrir à la location privée.
Jean-Claude Oulé
Professeur agrégé d’Économie et Gestion
à l’Université de la Polynésie française
Diplômé d’expertise-comptable
[1] Bradach. (1998). Franchise Organisations. Boston: Harvard Business School Press.
[3] Berstein Peter L. (1995), Des idées capitales, Presses Universitaires de France.